12
Solianne

L’évanouissement de Delphie dura moins d’une heure, pendant laquelle Lucille m’expliqua l’arrivée inattendue de ce bébé sur le pas de sa porte, quelque seize ans plus tôt. En dépit de soigneuses recherches, elle n’avait jamais découvert la provenance de ce poupon aux yeux si étranges. Elle avait donc élevé Delphie avec amour et tendresse, cette dernière comblant un vide immense dans sa vie : celui de ne pas pouvoir enfanter. Bien que les années se soient rarement écoulées dans la facilité, en raison des nombreux problèmes que l’on attribuait à la santé fragile de la gamine, Lucille n’avait jamais regretté son choix.

Quand la jeune fille reprit conscience, elle fut surprise de découvrir ma présence. Je lui adressai un sourire engageant, qu’elle me rendit instantanément. Nous allions nous entendre à merveille. Après que nous eûmes fait connaissance, je me risquai à lui parler de ce qu’elle vivait depuis sa naissance, mais surtout des nombreux rêves et cauchemars qu’elle faisait lorsqu’elle s’évanouissait pour de longues périodes.

— Tu veux bien me parler de ces songes étranges que tu crois tirés de la vie réelle ?

Elle acquiesça d’un signe de tête. Elle se disait contente que quelqu’un, en dehors de sa mère, s’intéresse enfin à ce qui peuplait ses rêves au lieu de seulement croire qu’elle était malade et que ce qui la hantait même une fois réveillée n’était que le fruit de son imagination.

Pendant le reste de la journée, j’écoutai la voix tantôt joyeuse, tantôt terrorisée, d’une adolescente qui se délivrait d’un énorme poids. Plusieurs fois, je mis des noms sur des lieux, des créatures ou des individus qu’elle me décrivait. Je lui précisai la nature d’événements particuliers, lui expliquai la source de certains autres. Les enseignements de Maxandre me furent d’une aide inestimable, bien qu’ils ne puissent tout expliquer. De fait, une des rares choses pour laquelle ils ne me furent d’aucun secours était celle qui m’intriguait le plus : la présence d’un homme correspondant à la description d’Alix. Quand Delphie eut terminé, je restai de longues minutes songeuses, me demandant si ce que je concluais de cette particularité n’était pas tirée par les cheveux, à savoir que mon Cyldias était psychiquement lié à l’adolescente et qu’une partie de ses souvenirs et de ses connaissances vivaient non seulement en lui, mais aussi en elle. Cela n’avait aucun sens quant à ce que j’avais appris par l’entremise de Maxandre. Par contre, cette hypothèse s’accordait avec la distorsion ressentie lors de la reconnaissance magique d’Alix.

— Tu es bien silencieuse, Naïla. Est-ce parce que tu me crois folle toi aussi ?

— Bien sûr que non ! Dans ce cas, je ne t’aurais jamais expliqué tout ce que je viens de te confier. Je me disais simplement que je devrais te présenter quelqu’un qui pourrait peut-être t’éclairer mieux que moi. Il faudrait juste…

« … que je le retrouve… », faillis-je dire bêtement, ce qui aurait paru étrange.

— Que je lui demande de te rendre visite. Tu permets ?

— Bien sûr qu’elle le permet, répondit sa mère. Toute personne qui peut nous éclairer sur les causes de ses nombreux problèmes sera la bienvenue. Et maintenant, je pense qu’il nous faudrait dormir ; l’aube viendra vite.

— Tu restes pour la nuit hein, Naïla ? s’enquit Delphie, tout en interrogeant sa mère du regard.

— Mais bien sûr qu’elle reste pour la nuit. Où veux-tu qu’elle aille à cette heure ? rétorqua sa mère, sourire aux lèvres. Tu as parfois de ces questions, ma fille…

Avant de nous mettre au lit, je demandai le plus délicatement possible si Delphie avait un père.

— Son père adoptif est parti alors qu’elle avait une dizaine d’années. Il n’en pouvait plus. Bien que je comprenne sa détresse, je lui en veux tout de même de nous avoir abandonnées, murmura Lucille, craignant que sa fille ne l’entende. Il travaillait à ce moment-là pour un seigneur des environs, alors j’ai raconté à Delphie qu’il était mort piétiné par un des chevaux dont il s’occupait. Je n’ai rien trouvé de mieux…

Une dizaine de minutes plus tard, j’étais installée sur une paillasse de fortune, pas très loin du lit de l’adolescente. Une fois que les chandelles furent éteintes et que les respirations régulières confirmèrent que mes colocataires dormaient, je fis une nouvelle tentative pour localiser Alix. À ma grande surprise, j’y parvins du premier coup. Dès l’aube, j’allais donc pouvoir le ramener ici pour que l’on éclaircisse cette histoire.

 

* *

*

 

Alix et Solianne avaient quitté la sinistre cour du château royal pour apparaître directement dans l’antre de la magicienne. Bien qu’il ait vu de nombreuses demeures sises dans des cavernes au fil des ans, le Cyldias ne put s’empêcher d’être impressionné par la grandeur et la magnificence de celle-ci. Les parois de pierre avaient disparu sous une création magique ressemblant à des billes de bois posées horizontalement les unes sur les autres. Les meubles n’étaient pas composés uniquement d’épifrênes, mais aussi de riches étoffes brodées. Des bibliothèques ouvragées accueillaient des centaines de livres aux reliures lustrées et de longues rangées d’étagères ployaient sous les fioles, pots et sachets de jute contenant des ingrédients aussi rares que précieux. Un âtre aménagé à même la pierre chauffait paisiblement, une cheminée naturelle évacuant la fumée à l’extérieur. L’endroit était d’une propreté irréprochable.

— Il faut croire que j’ai hérité de mon ascendance royale un certain goût pour le luxe…, expliqua Solianne qui s’amusait de l’ébahissement de son fils.

Alix tourna vers elle un regard surpris.

— Eh oui. Tu es le petit-fils d’une reine. C’est d’ailleurs moi qui aurais dû régner à la place de l’énervée avec laquelle tu as fait connaissance. Malheureusement, si j’ai un penchant pour le luxe, je n’en ai point pour l’hypocrisie, les complots, les trahisons et les médisances, énuméra l’Ednée, sarcastique. Autant de qualités requises pour s’assoir sur un trône…

Alix resta muet. Un silence, lourd, s’installa. Ni l’un ni l’autre ne savait comment briser la glace. Après tout, ils étaient des inconnus. Tandis qu’Alix cherchait désespérément quoi dire, un grognement se fit entendre du fond obscur de la grotte.

— Nous avons de la visite, Gontran. Peut-être devrais-tu venir saluer…

Pour toute réponse, un nouveau grognement s’éleva, précédant un bruit de pattes raclant le sol, Alix fronça les sourcils, à la fois curieux et perplexe. Du coin de l’œil, Solianne observait son fils, guettant son comportement. À ses yeux, seules deux réactions étaient possibles à la vue d’un dragon : la peur ou l’intérêt. Elle pria ardemment pour que ce fût la deuxième.

Quand Gontran émergea de la pénombre, Alix esquissa d’abord un léger mouvement de recul. À peine un pas. Puis il inclina la tête vers la droite, intrigué.

— Je n’ai vu qu’un seul dragon dans ma vie avant celui-ci. Mort.

Sa voix était rauque et il semblait s’adresser davantage à lui-même qu’à sa mère. Quant à Gontran, lui aussi observait le nouveau venu du haut de son long cou couvert d’écailles, devenues couleur de cuivre terni en vieillissant. Fasciné, Alix tendit la main. Le dragon baissa doucement la tête et laissa les doigts du jeune homme l’effleurer. Un étrange phénomène se produisit alors : des centaines de petites flammes jaunes apparurent sur les deux êtres. Même si elles ne touchaient pas les corps et ne dégageaient aucune chaleur, elles ne semblaient pas non plus totalement inoffensives puisque le seul fait que l’Édnée s’approche suffit à les faire doubler de taille. Immédiatement, Solianne formula un sortilège dans la langue des salamandres. Certaine que la magie opérerait du premier coup, elle fut surprise de devoir répéter trois fois la formule avant de voir le danger s’estomper.

— Qu’est-ce que c’était ? s’étonna Alix, qui avait pris soin de s’éloigner de l’animal.

— Des flammes de dragon !

— Mais ce n’est pas lui qui…, commença le jeune homme en désignant le compagnon de Solianne d’un geste.

— Non, puisque le feu intérieur de Gontran s’est éteint l’an dernier. Il est trop vieux pour se défendre de cette façon. Il ne peut plus voler non plus, ajouta-t-elle sur un ton de regret.

Nostalgique, elle revint aux flammes.

— Cette forme de magie était autrefois un signe utilisé par nos ancêtres pour différencier les hommes capables de dompter les dragons des autres. On l’appelait l’Épreuve du Souffle parce que les braves qui échouaient mouraient brûlés par le feu du dragon qu’ils avaient osé approcher. Il fallait avoir beaucoup de courage ou être un peu fou pour oser croire en ses chances de domestiquer ces bêtes sauvages. Bien peu d’êtres, humains ou non, ont gagné leur pari. Ton père est du nombre. Ton frère également. Mais pas toi…

— Alors pourquoi…

— C’est ce que je ne m’explique pas, pas plus que la couleur. Je t’ai laissé faire parce que je savais pertinemment que jamais Gontran n’attaquerait quelqu’un que j’avais laissé s’approcher. Il vit avec moi depuis tellement longtemps qu’il a oublié beaucoup de réflexes propres à sa race et son instinct est altéré. Après votre naissance, l’une des premières choses que Roderick a faite fut de vous placer sous le nez de Gontran alors qu’il dormait. Des flammes rouges sont aussitôt apparues pour Alejandre, signe qu’il pourrait dompter ces bêtes si l’envie lui en prenait un jour, ce que je ne souhaite pas, remarqua Solianne, la voix lourde de sous-entendus. Pour toi, absolument rien ne s’est passé. Aucune flamme n’a fait son apparition. Et voilà qu’aujourd’hui, votre contact engendre cette série de flammes jaunes qui refusaient de disparaître. Je me demande…

Sourcils froncés, Solianne fit voler l’un de ses volumes à travers la pièce. Celui-ci se déposa sur la table et s’ouvrit pile à la bonne page. L’Édnée et son fils se penchèrent pour lire un passage :

 

… Les êtres habilités à dresser les dragons, aussi rares que précieux, se divisent en deux catégories : les porteurs de flammes rouges, - les plus communs, et les porteurs de flammes jaunes, qui sont exceptionnels. Les premiers feront-un travail exemplaire, mais les seconds auront la possibilité de se fondre avec la bête pour ne faire plus qu’un l’espace d’un moment.

 

— Mais qui pourrait bien avoir envie de partager son corps avec une bestiole pareille ? s’exclama Alix, ébahi.

Gontran ponctua le commentaire d’Alix d’un grognement réprobateur. Le jeune homme se tourna vers lui, en haussant les sourcils de surprise.

— Il faut surveiller nos propos quand il est dans les parages, souligna Solianne, sans quitter son grimoire des yeux. Il est devenu susceptible en vieillissant.

Alix n’en croyait pas ses oreilles. Un dragon susceptible… Il ne manquait plus que ça !

— Voilà donc pourquoi les flammes refusaient de s’éteindre ; elles préparaient une fusion de vous deux. Ce qui veut dire que tu devras te montrer extrêmement prudent dans tous tes contacts avec les dragons.

Puis Solianne demanda, à brûle-pourpoint :

— Pourquoi es-tu revenu sur la terre de tes ancêtres, Alix ?

Le jeune homme résuma d’abord l’accession de Saül au trône d’Ulphydius, puis :

— … et parce que j’ai besoin de savoir. Savoir pourquoi tu m’as abandonné aux soins d’une autre dès la naissance. Pourquoi Roderick ne nous a-t-il pas emmenés avec lui si nous ne pouvions rester ici ? Pourquoi nous avoir confiés à une Fille de Lune ? Pourquoi suis-je devenu un Sage d’Exception ? Pourquoi mon père me hait-il autant ?

L’Être d’Exception se passa une main nerveuse dans les cheveux, avant de s’adosser à la paroi, les yeux clos, et reprit :

— Tu me parles dans mes songes depuis nombre d’années, mais tu n’as jamais eu le courage de me dire que tu étais ma mère. Tu me demandes de traverser vers Bronan sans me prévenir que je serai reçu par une reine folle à lier qui rêve de me faire griller vif par un dragon. Tu as mentionné une sœur de sang, mais sans y ajouter le moindre détail. Tu ne…

— Je ne suis pas aussi libre que tu le crois, Alix, l’interrompit Solianne d’une voix triste. J’ai pris de gros risques en allant te chercher au château. J’aurais bien voulu t’attendre où débouche le plus connu des passages vers mon monde, mais je ne pouvais pas. Même si j’étais au courant de l’imminence de ton arrivée, je savais que la magie, mise en place il y a bien longtemps pour détecter votre retour à toi et à Alejandre, fonctionnait encore et que je pourrais difficilement empêcher ta capture. J’ai prié pour que ta nouvelle puissance te permette de te défendre et d’échapper à tes agresseurs. À ma décharge, j’ignorais que l’espace-temps avait été trafiqué pour que tu arrives inconscient comme n’importe quel être sans pouvoir et sans expérience. Que veux-tu que je te dise ?

Que je suis désolée ? Tu sais aussi bien que moi que ça ne servirait à rien même si c’est douloureusement vrai. J’ai regretté chaque jour de ma vie de ne pas avoir eu le courage de tenir tête à ma mère et de ne pas m’être enfuie avec mes jumeaux dès leur naissance. Alix, regarde-moi ! Je t’en prie…

C’est un regard noyé par des larmes amères que le Cyldias rencontra quand il ouvrit les yeux.

— Il est beaucoup trop tard pour revenir en arrière, mais peut-être comprendras-tu mieux lorsque je t’aurai tout expliqué. Peut-être me pardonneras-tu de ne pas avoir été la mère dont tu rêvais quand tu connaîtras la portion de ton histoire qui se déroule bien avant ta naissance. Ce que la vieille Elisha ne peut t’avoir raconté…

— Comment sais-tu pour Elisha ? s’étonna Alix.

— Elle m’en a informée. Pour avoir accès à ce genre de secret, les voyantes de sa trempe n’ont pas d’autre choix que de faire des alliances avec des êtres semblables vivant ailleurs que sur la Terre des Anciens, sinon leurs connaissances se limiteraient au monde qu’elles habitent.

— Comment Elisha peut-elle nouer des alliances puisqu’elle ne peut voyager d’un monde à un autre sans la collaboration d’une Fille de Lune ?

— Elle n’a pas besoin de voyager si elle possède un objet ayant appartenu à une voyante d’un autre univers. Attends…

Solianne se dirigea vers une cavité qu’Alix n’avait pu remarquer, un peu en retrait de l’entrée, parce qu’elle était magiquement masquée. Elle en revint avec un coffret qu’elle ouvrit, en exposant le contenu :

— La perle vient de Mésa, la griffe de Bronan, la bague appartenait à un géant de Golia – l’Ednée montrait un anneau de la taille d’un bracelet –, la plume est celle d’une harpie de Dual, la pièce d’or est un don d’un oracle de Brume, la nymphe sculptée provient d’une essence d’arbre rare d’Elfré et, enfin, la brinite vient des sous-sols glacés de la Terre des Anciens. Chaque univers étant représenté, je peux donc, en théorie du moins, communiquer avec une voyante de chacun des mondes en cas de besoin. Je…

— Pourquoi en théorie ?

— Parce que ces objets si précieux sont censés être légués d’une génération à l’autre. Si personne dans la famille n’a d’aptitude particulière pour ce métier, il incombe à la voyante de trouver une remplaçante avant de mourir et de lui transmettre son savoir. Ce coffret est dans ma famille depuis des siècles. Par contre, divers objets s’y sont succédé au fil du temps. Ce sont les Filles de Lune qui se chargeaient de les faire transiter. Mais les temps ont bien changé et les voyages sont devenus aussi rares que les Filles Lunaires. Résultat : les objets que tu vois aujourd’hui sont d’autant plus précieux qu’ils sont pratiquement irremplaçables.

— Ils fonctionnent tous ?

— Plus ou moins bien, oui, soupira Solianne. Malheureusement, je ne sais pas si c’est l’objet lui-même qui fait parfois défaut ou la voyante censée me répondre qui n’est plus de ce monde et je suis dans l’incapacité de vérifier. Je me contente donc du maigre butin que je peux tirer de certains d’entre eux… Ça vaut toujours mieux que rien. En fait, le seul qui ne fonctionne plus du tout, et depuis bien longtemps, c’est la plume de Dual. Ce qui ne m’étonne guère puisque ce monde est de loin le plus problématique de l’univers de Darius.

— Que t’a dit Elisha ? demanda Alix, revenant à la voyante.

— Qu’elle avait raconté à Alejandre d’où il venait et t’avait rendu la totalité de tes souvenirs jusqu’à ta naissance. Qu’a-t-elle exigé en échange ? Pour ce que j’en sais, elle a tendance à être passablement exigeante.

— C’est peut-être vrai pour d’autres, mais pas pour moi, répondit Alix, sourire en coin. Elle ne m’a rien demandé si ce n’est de ne pas épargner Mélijna si jamais j’avais l’occasion de débarrasser notre monde de son encombrante personne. Pour Alejandre, elle a exigé la formule de la potion de Vidas, de même que les ingrédients nécessaires.

— Qu’est-ce qu’elle veut en faire ? s’étonna Solianne. Cette invention est cruelle, ce qui ne ressemble pas à Elisha.

— Aucune idée, répliqua Alix, et c’est bien ce qui m’inquiète.

— Il me faut le savoir, décréta Solianne.

— Tu crois qu’elle te répondra si tu la questionnes ? railla Alix. Après tout, c’est sa vie privée.

— Je m’occuperai de cela après ton départ, dit simplement Solianne. Quant à Mélijna, sa mort ne serait une tristesse pour personne…

Alix haussa les épaules pour signifier que les affaires d’Elisha ne le concernaient pas, puis :

— Comment se fait-il que tu connaisses Mélijna, alors qu’elle n’a pas le droit de voyager ?

— Cette chipie n’a pas droit aux traversées, mais moi, si ! Et il fut une époque où je ne m’en privais pas.

Devant l’incrédulité de son fils, Solianne l’invita à s’asseoir.

— Il est temps que je te raconte mon histoire, Alix. Comme je l’ai mentionné plus tôt, je suis de sang royal. Mes parents gouvernaient le peuple des Édnés comme l’avaient fait mes grands-parents maternels avant eux et ainsi de suite pratiquement depuis la création de notre univers. Le pouvoir est dans notre famille pour y rester… La reine actuelle est ma jeune sœur, Anaphelle. Inutile de te préciser, n’est-ce pas, qu’elle a toutes les qualités requises pour régner.

— Mais pourquoi…

— Parce que j’ai abdiqué peu après ta naissance. J’ai annoncé ma décision au peuple alors qu’Andréa n’était ici que depuis deux jours. Tous furent surpris, surtout ma mère, qui ne me le pardonna pas, convaincue que j’aurais été une meilleure reine que ma sœur. Ce jour-là, je n’ai fait qu’annoncer une décision qui mûrissait depuis longtemps dans le secret de mon cœur. Depuis ma plus tendre enfance, je savais que jamais je ne m’assoirais sur le trône. Je n’étais pas faite pour régner et je refusais de m’y résigner.

Solianne marqua une courte pause, avant de replonger dans ses souvenirs.

— J’ai grandi dans un monde d’opulence et de richesse, loin des vicissitudes de la vie. Enfermée dans mon écrin de velours, je n’ai découvert le quotidien des Édnés et des autres habitants de Bronan qu’à la fin de l’adolescence, quand je me suis rebellée, statuant que j’en avais assez des mêmes gens insipides et des mêmes lieux ennuyeux. J’ai claqué la porte un matin et je ne suis revenue qu’au bout d’un mois, bien décidée à conserver ma liberté. J’ai argué que je ne pouvais devenir une reine digne de ce nom si je ne côtoyais pas davantage ceux que je serais appelée à gouverner. J’ai aussi fait valoir la nécessité d’une plus grande ouverture sur le monde dans lequel on vivait et une meilleure connaissance des univers parallèles. Mes parents se sont bien sûr opposés, mais j’ai tenu bon. J’avais accès à toutes les connaissances voulues au château, à l’enseignement des plus grands érudits et aux cours sur la magie donnés par les plus puissants mages humains venus spécialement pour moi. Mais ça ne me suffisait pas. C’est de liberté dont je rêvais si ardemment. Et je l’ai obtenue. Mais elle a malheureusement fini par me coûter très cher…

Solianne esquissa un pâle sourire de dérision.

— J’avais dix-sept ans quand j’ai quitté le nid familial pour partir à l’aventure. Dix ans plus tard, quand j’ai remis les pieds au château, j’étais mariée et enceinte de trois mois. J’avais été bernée sur toute la ligne, mais j’étais bien trop orgueilleuse pour l’avouer. Ma mère a eu besoin des derniers mois de ma grossesse pour réussir à connaître le fin mot de l’histoire, mais elle n’a pas attendu tout ce temps pour prendre les grands moyens afin d’éviter un scandale. Sous l’aspect d’un Edné, Roderick paradait sans retenue dans tout le château, répétant à l’envi qu’il serait bientôt le père d’une héritière au trône. Pour mes parents, il était hors de question que cet imposteur règne un jour, mariage ou pas. Ma mère, la reine Mauritane, a aussitôt répandu le bruit que j’avais fait une fausse couche et que je peinais à m’en remettre, ce qui expliquait mon absence prolongée. Je devais supposément demeurer alitée pour une longue période et tout exercice physique m’était interdit, même une balade dans les jardins, pour préserver le peu de forces qu’il me restait. Bref, elle a tellement bien fait que personne ne s’est douté de rien. Il restait le problème que posait mon mari. Comme elle pouvait difficilement emprisonner Roderick sans souiller l’honneur de la famille, ma mère lui a laissé sa liberté sous certaines conditions, la première étant qu’il ne devait divulguer à personne que j’étais toujours enceinte.

— Et Roderick a accepté ?

Alix doutait que son père soit le genre d’homme à se laisser dicter sa conduite. Solianne émit un ricanement sinistre.

— Roderick avait beau être doué au jeu de l’hypocrisie et des coups bas, il n’arrivait pas à la cheville de ma très chère mère. Crois-moi, Alix, quand Mère donnait un ordre, on finissait toujours par lui obéir, qui que l’on soit et d’où que l’on vienne. Contrairement à toutes celles qui l’avaient précédée comme reine, Mauritane avait jugé que la seule pratique de la magie n’était pas suffisante pour gouverner de façon efficace. Elle s’était donc logiquement tournée vers la sorcellerie, art dans lequel elle excellait royalement et elle ne s’en cachait pas. Et puis, Roderick avait tout intérêt à se faire oublier s’il voulait parvenir à ses fins.

— Ce n’est pas le trône qui intéressait vraiment ton père, mais l’enfant que je portais. Quand j’ai rencontré Roderick – rencontre que je te raconterai plus tard si nous en avons le temps –, j’étais au tout début de ma vie en cavale. Nous avons donc cheminé ensemble un long moment avant que je ne tombe enceinte et que j’exige de revenir accoucher chez moi, non pas parce que j’avais besoin des miens pour cela, mais parce que j’avais percé ton père à jour et que j’avais l’humilité de reconnaître que je ne pourrais pas me débarrasser de lui sans aide. Toujours est-il que nous avions visité tous les mondes parallèles à celui de Bronan et que, dans chacun d’eux, nous avions rencontré des oracles et des voyants qui nous prédisaient la même chose : j’allais mettre au monde un enfant d’exception, un enfant humain attendu par mon peuple depuis des siècles. Tous ont cru que je portais l’enfant qui s’assoirait sur le trône de Darius car cette légende est connue dans tout l’univers du grand Sage.

— Ils ont cru qu’une Édnée mettrait au monde un humain ? Je croyais que les enfants mystiques étaient un secret jalousement gardé par ton peuple depuis des millénaires et que bien peu de gens étaient au courant. Comment se fait-il que personne n’ait trouvé ça étrange ?

— Il sera plus simple de te montrer que de t’expliquer…

Joignant le geste à la parole, Solianne disparut dans la pièce qui renfermait le coffret. Elle fut rapidement de retour avec une fiole scellée à la cire. Elle en fit sauter le bouchon d’un air de conspiratrice, tira la langue sans gêne, faisant sourciller son fils, et y laissa tomber une goutte de l’épaisse mixture. Elle referma la bouche, croisa les bras et attendit, ses yeux bougeant étrangement dans leurs orbites, comme s’ils ne savaient plus où regarder. Le temps passa, lentement. Trop lentement. Alix fronça les sourcils, s’interrogeant soudain sur la santé mentale de sa mère. Au moment où il s’apprêtait à lui demander à quoi rimait ce cirque, la physionomie de l’Édnée se modifia. Son corps devint filiforme, ses griffes se rétractèrent pour devenir des ongles au bout de ce qui était des doigts ; ses ailes se volatilisèrent. Seule la tête, qui avait déjà une apparence humaine, ne se modifia pas. Moins de cinq minutes de ce manège furent nécessaires pour que la magnifique Édnée fasse place à une femme qui l’était davantage.

Devant l’air stupéfait de son fils, Solianne expliqua :

— Ce fut le cadeau de départ de ma mère, avant ma quête d’aventure. Elle disait que personne ne s’étonnerait de voir voyager une humaine dans les autres mondes puisqu’il y avait des humains dans tous les univers de Darius. Tous croiraient donc que je découvrais le continent qui m’avait vue naître.

Songeur, Alix se demandait si ce n’était pas la même formule qui avait permis à Foch de gommer les traits des cyclopes pour offrir aux regards une apparence humaine. Il décida d’en avoir le cœur net.

— La goutte que tu as prise te permettra de rester humaine combien de temps ?

— Quelques heures à peine. Mais ce flacon ne contient pas la formule pure. Je l’ai beaucoup diluée pour répondre à certains besoins spécifiques et la courte durée de la transformation est voulue. La potion remise à l’époque par ma mère était cent fois plus concentrée ; je n’avais besoin que d’une goutte pour tenir un mois entier, parfois même plus longtemps. Ton père, quant à lui, n’a nul besoin de potion pour se transformer à volonté, il…

Alix, qui n’avait vu en son père qu’un Être d’Exception à l’apparence humaine, s’enquit, stupéfait :

— Roderick peut se transformer à volonté ?

— Absolument. De quoi avait-il l’air quand tu l’as rencontré pour la première fois ?

— De moi, mais en plus vieux.

— Plus vieux de combien ?

— Une vingtaine d’années environ. Pourquoi ? Ç’a une importance ?

— Quand on parle de Roderick, chaque détail a son importance. Il était effectivement tout près de son aspect véritable, quoique beaucoup plus jeune. Au cours de notre vie commune, il empruntait une nouvelle apparence presque chaque jour : humaine, hybride ou animale. Tout dépendait de son humeur, qui était extrêmement variable, persifla l’Édnée. Roderick est un Être d’Exception d’un type particulier, c’est un Malléa.

— Comment se fait-il que je n’ai jamais entendu parler d’Être d’Exception de ce genre avant aujourd’hui ? s’impatienta Alix.

— Probablement parce que les Malléas sont des hybrides et que l’une des deux espèces essentielles à leur conception s’est éteinte à l’époque de Mévérick. Ce dernier rêvant d’une armée d’êtres comme eux, il a fait capturer des dizaines d’Édnés mâles avant d’envoyer des mercenaires faire de même avec les femelles huldres. Malheureusement pour lui, quand ses hommes ont franchi les limites du village, ils n’ont trouvé que des cadavres. Ayant eu vent du projet et refusant l’exploitation que projetait pour eux Mévérick, les huldres ont préféré disparaître. Ils n’étaient déjà plus qu’une centaine de représentants. Depuis longtemps, ce peuple était traqué pour des sacrifices de toutes sortes, leur mort ayant semble-t-il une forte influence sur les décisions des dieux. Certains ont cependant dû fuir et bien se cacher puisque Roderick existe.

— Il a quel âge ? s’informa Alix, curieux depuis que sa mère avait mentionné que son père s’était montré sous sa véritable apparence, mais en moins vieux.

— Deux cents ans et des poussières, répondit Solianne dans un haussement d’épaules. À partir d’un certain point, il devient difficile de savoir avec exactitude. Ce que je peux toutefois affirmer sans me tromper, c’est que s’il n’avait pas cette particularité qui lui permet de changer d’aspect, il ferait peur à bien des gens.

— Combien de temps t’a-t-il fallu pour découvrir son âge véritable ? Parce que je suppose que tu ne t’es pas précipitée dans les bras d’un vieil homme, brava Alix, sourire en coin.

— Plus de huit ans. Je n’en suis pas fière, mais j’ai appris à vivre avec les faits et à les accepter, car je ne peux les changer.

Roderick m’a bernée comme il a berné des centaines de créatures dans sa trop longue vie. Je ne peux que souhaiter qu’un jour, il rencontre quelqu’un qui lui en fera baver…, termina Solianne, en rendant son sourire à Alix.

— Comment se fait-il que lui et moi ayons une apparence humaine ?

— En ce qui te concerne, la réponse est facile. Ton père et moi ayant tous deux du sang d’Ednés, il était possible que je donne naissance à des enfants mystiques, ce qui arriva. Pour Roderick, c’est aussi très simple. Les huldres, dont on ne t’a probablement jamais parlé parce qu’elles ont supposément disparu, ne sont ni plus ni moins que des femmes à l’apparence humaine, mais nanties d’une queue d’animal. Toutefois, considérant le temps écoulé depuis la naissance de ton père, il est probable que les rares spécimens ayant échappé au massacre ont disparu. Quoique, dans cet univers, tout est possible…

La conversation glissa ensuite vers les souvenirs pour se poursuivre jusque tard dans la nuit.

 

* *

*

 

Solianne n’aurait certes pas aimé apprendre que celui qu’elle rêvait de voir acculé à la défaite tirait fort bien son épingle du jeu sur Mésa. En effet, incapable de s’allier aux sorcières d’eau, Roderick n’avait pas tardé à trouver un autre moyen de s’approprier les Ybis de Naïla. S’il ne pouvait utiliser la force, il emploierait la ruse.

Pour ce caméléon d’origine Malléa, se transformer en hippocampe, blessé de surcroît, fut un jeu d’enfant. Les sirènes ayant la responsabilité de soigner toutes les espèces de la mer, il veilla à ce qu’un groupe d’adolescentes le découvre rapidement et le porte dans l’enceinte de la ville sous-marine, à l’intérieur d’un bâtiment prévu à cette fin. Cette phase réussie, il s’octroya une pause avant de passer à la deuxième partie de son plan : pénétrer dans le palais.

 

Quête d'éternité
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